Un conte : Habitrot, l’esprit du rouet

Il existe une tradition chez les fileuses d’aujourd’hui : donner un nom à son rouet. Peut-être peut-on y voir un lien avec ce conte qui dit que chaque rouet possède son génie attitré. Qui que soit ce génie : fée, divinité, esprit protecteur, ou tout ça à la fois, une chose est certaine, filer est un acte magique et je pense qu’aucune fileuse ne me contredira sur ce fait.

J’ai commencé à traduire ce conte (scottish Fairy and Folk Tales, by George Douglas, [1901], at sacred-texts.com) et je me suis rendue compte qu’il l’avait déjà été. J’ai corrigé juste une omission.

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[Mon dernier fil : kid mohair 100% (500 m)]

Habitrot

Autrefois quand l’occupation principale des femmes était de filer, le rouet avait son génie attitré, un esprit féerique féminin. On l’appelait Habitrot, et Mr. Wilkie raconte à ce sujet la légende suivante :

Une matrone du Selkirkshire avait une belle fille qui préférait le jeu au travail, la promenade dans les prés et les sentiers au rouet et à la quenouille. La mère était extrêmement contrariée de cette fâcheuse tendance, car à cette époque, une fille ne pouvait trouver un bon mari si ce n’était pas une fileuse expérimentée. Elle cajolait sa fille, la menaçait, parfois même allait jusqu’à la battre, mais cela ne changeait rien. La fille restait ce que sa mère appelait « une jolie paresseuse ». Un matin de printemps, la bonne femme lui donna sept boules de lin brut, lui disant qu’elle n’accepterait aucune excuse si dans trois jours elle ne les lui rendait pas sous forme de fil. La fille comprit que sa mère ne plaisantait pas. Elle se mit à sa quenouille du mieux qu’elle le pouvait mais ses petites mains étaient si malhabiles que le soir du second jour une toute petite partie du travail qui lui avait été assigné était accomplie. Cette nuit-là, elle pleura et dormit peu. Le matin, désespérée, elle laissa tout en plan et sortit flâner dans les champs tout miroitants de rosée. Elle atteignit une butte couverte de fleurs au pied de laquelle courait un petit ruisseau à l’ombre de la vigne vierge et de l’aubépine. Elle s’y assit et se prit le visage entre les mains.

En relevant la tête, elle fut surprise de voir sur le bord du ruisseau une vieille femme qu’elle ne connaissait pas du tout, «en sortir du fil» comme si elle se prélassait au soleil. Elle n’avait rien de particulièrement remarquable dans son aspect si ce n’était la longueur et l’épaisseur de ses lèvres. Elle était assise sur une pierre percée. La fille se leva, s’approcha de la bonne dame et la salua aimablement, mais ne put s’empêcher de lui demander pourquoi elle avait de si longues lèvres.
– C’est à force de filer, ma chérie, lui répondit la vieille femme, contente de l’intérêt qu’elle lui portait et ne lui en voulant pas pour sa question indiscrète.
Rappelons que les fileuses devaient constamment humecter leurs doigts avec leurs lèvres lorsqu’elles tiraient le fil de la roche ou de la quenouille.
– Ah ! dit la jeune fille. Je devrais être aussi en train de tourner ma quenouille mais j’ai renoncé parce que je n’en viendrai jamais à bout.

La vieille femme lui proposa alors de le faire à sa place. Toute heureuse, la jeune fille courut chercher la filasse. Elle la confia à sa nouvelle amie et lui demanda son nom et où elle pourrait récupérer le fil dans le courant de la soirée. Mais elle n’obtînt pas de réponse. La vieille femme s’éloigna à travers les arbres et les buissons et disparut. La jeune fille, passablement déconcertée, la suivit un moment, s’assit pour se reposer et finalement, tombant de sommeil, s’assoupit sur la petite butte. En s’éveillant, elle fut surprise de constater que c’était déjà le soir. Les rougeoiements du ciel à l’ouest avaient viré au gris du crépuscule. Causleen, l’étoile du soir, rayonnait de lumière argentée et aurait bientôt disparu sous l’effet de la splendeur croissante de la lune. Tout en observant ces changements, la jeune fille fut intriguée par le son d’une voix épaisse qui semblait provenir de sous une pierre percée, juste derrière elle. Elle posa son oreille sur la pierre et entendit très distinctement :
– Les petits enfants de la petite chérie disent que je m’appelle Habitrot.

Elle regarda alors dans le trou et vit son amie, la vieille dame, marchant de long en large, dans une profonde caverne au milieu d’un groupe de fileuses toutes assises sur des pierres de Colludie, ces sortes de cailloux blancs qu’on trouve dans les rivières et travaillant au fuseau et à la quenouille. C’était une peu séduisante compagnie, avec des lèvres plus ou moins déformées par leur activité comme l’étaient celles de la vieille Habitrot. La même particularité apparaissait encore sur une autre de leurs compagnes qui était assise dans un coin à l’écart, enroulant son fil. Celle-ci avait, de plus, des yeux gris globuleux qui semblaient lui sortir de la tête et un long nez crochu. En enroulant le fil, elle comptait ainsi :
– Un cribbie, deux cribbie, trois cribbie font un ; un cribbie, deux cribbie, trois cribbie font deux et ainsi de suite.

Elle continuait de compter de cette façon jusqu’à ce qu’elle ait obtenu une coupe, un écheveau, une bobine, un cribbie correspondant à un tour de roue soit environ trois pieds, la bobine faisant environ dix-huit pouces de long. Pendant que la jeune fille les regardait, elle entendit Habitrot qui s’adressait à cette curieuse compagne en l’appelant Scantlie Mab, pour lui dire de lisser le fil car c’était l’heure pour la jeune fille de le rendre à sa mère. Satisfaite d’avoir entendu cela, notre curieuse se releva et prit la direction de sa maison. Elle n’était pas encore très loin quand Habitrot la rattrapa et lui remit le fil.
– Oh, que pourrais-je faire pour vous remercier ? s’écria-t-elle toute heureuse.
– Rien, rien, lui répondit la dame. Mais ne dites pas à votre mère d’où vient réellement ce fil.

Croyant à peine en sa bonne fortune, notre héroïne rentra chez elle où elle trouva sa mère occupée dans la préparation de puddings, les suspendant dans la cheminée pour qu’ils sèchent, puis fatiguée, se retira pour se reposer. Très affamée à la suite de sa longue journée sur la butte, la jeune fille décrocha les puddings les uns après les autres, les mit à frire et les mangea. Ensuite, elle alla également se coucher. La mère le lendemain était debout la première. Quand elle entra dans la cuisine, elle vit que ses puddings avaient disparu et les sept écheveaux de fil posés sur la table admirablement nets et lisses. Elle en fut à la fois excessivement contrariée et excessivement enchantée. Elle sortit de chez elle comme une folle et se mit à crier :
– Ma fille en a filé sept, sept, sept, Ma fille en a mangé sept, sept, sept, Avant que le jour ne se lève !
Un laird, qui sur son cheval passait par là, entendit ces mots qu’il ne comprenait pas ; il remonta vers la bonne femme et lui demanda pour quelle raison elle braillait :
– Et si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à venir voir.

Le laird était si intrigué qu’il descendit de cheval et entra dans la petite maison où il vit le fil. Il était si admiratif qu’il demanda à voir la fileuse. La mère lui amena sa fille toute rougissante. Sa grâce rustique le toucha profondément. Il s’avérait qu’il était célibataire et qu’il avait longtemps cherché une épouse qui soit aussi une bonne fileuse. Ils échangèrent des serments et le mariage eut lieu peu de temps après. La jeune mariée redoutait d’avoir à prouver son habileté dans la manipulation du rouet comme son amoureux l’attendait d’elle. Une fois de plus, la vieille Habitrot vînt lui apporter son aide. Si la bonne dame, elle-même si remarquable dans ce domaine, n’était pas toujours très indulgente avec toutes ces demoiselles oisives, elle ne repoussa cependant pas sa préférée.
– Faites venir votre gentil mari dans mon repaire, dit-elle à la jeune mariée peu de temps après la cérémonie. Il verra ce que c’est que de filer et plus jamais il ne vous collera au rouet.

Le lendemain, la jeune mariée amena donc son époux à la butte fleurie et l’invita à regarder par le trou de la pierre percée. Son étonnement fut grand quand il aperçut Habitrot qui dansait et sautait par dessus son rouet, en fredonnant constamment cette chansonnette à ses compagnes qui battaient la mesure avec leurs fuseaux :

« Nous qui vivons dans ce triste endroit
En rang par deux et si affreuses,
Restons cachées loin du si bon soleil
Qui réchauffe si agréablement la terre :
Nous ne passons jamais nos soirées seules
Sur la pierre de Colludie.
Grises soirées sans joie aucune
Quand Causleen s’en va mourir,
Mais toujours épanouies, toujours belles
Sont celles qui profitent de l’air du soir ;
Penchez-vous donc un peu sur la pierre percée
Invisible pour tous sauf pour moi seule. »

La chanson se termina. Scantlie Mab demanda à Habitrot ce que signifiait la dernière phrase : « Invisible pour tous sauf pour moi seule ».

– Il est destiné à quelqu’un à qui j’avais demandé de venir ici à cette heure-ci. Il a entendu ma chanson par la pierre percée.

Après avoir dit cela, elle se leva et ouvrit une porte dissimulée par les racines d’un vieil arbre et invita le couple de jeunes mariés à entrer pour voir sa famille. Le laird fut stupéfait en voyant de si près cet étrange groupe de femmes. Il leur demanda la raison de l’étrange déformation de leurs lèvres. Sur une tonalité différente et en ayant une torsion de la bouche différente, toutes lui répondirent que cette déformation provenait de leur activité de fileuse. Enfin elles essayèrent de dire cela : l’une grogna « Nakasind », une autre : « Owkasaänd » et une troisième murmura : « 0-a-a-send ». Toutes, cependant, essayèrent de faire comprendre cela au jeune marié alors que la rusée Habitrot se contenta d’insinuer que s’il obligeait sa jeune épouse à filer au rouet, ses jolies lèvres se déformeraient tellement que son joli visage en deviendrait repoussant. Alors, avant de quitter la caverne, il promit que sa petite femme ne toucherait jamais un rouet et il tînt parole. Elle continua donc d’aller se promener seule dans les champs ou, à cheval derrière lui, ils galopaient dans les collines. Et tout le lin qui poussait sur ses terres était confié à la vieille Habitrot afin qu’elle le convertisse en fil.

Publié par

Libellune

La nature et l'art nourrissent mon corps, mon cœur et mon âme.

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